lundi 29 avril 2013

Fripes



J’ai passé un après-midi à déambuler dans les rues de Iasi pour dégoter des fringues dans les friperies. Ca fait longtemps que j’en avais envie, et c’est devenu une quasi-nécessité depuis que la température est montée subitement de 20°. J’étais bien équipée pour l’hiver, je le suis moins pour l’été. Hé ho, on m’avait promis un printemps !

Une vague de chaleur s’est abattue sur la ville, l’air est lourd, et mis à part les étudiants qui se sont mis à faire la fête sur un rythme effréné, les gens ne sont pas plus agréables. Selon les jours, je sens les Roumains hostiles, renfrognés, ou bien ouverts, chaleureux. Ce qui est sûr, c’est que l’esprit à Iasi est plutôt au chacun pour soi. Peut-être parce que les soucis financiers rongent le pays, parce que les gens sont fatigués de cumuler les emplois pour vivre décemment. Mais aussi parce que ce qui fait rêver, ce n’est pas de fonder une communauté éco-bio-bo avec les copains. Il faut se faire une situation. Les jeunes ont le regard tourné vers l’ouest : fuir, aller en Italie, aller en France, aux États-Unis, n’importe où plutôt que le marasme roumain. Les autres générations me semblent fatalistes, presque mélancoliques. Quand Angela me dit de sa voix larmoyante « C’est bien, hein, ici, tu es d’accord ? », je sens qu’elle n’est qu’à moitié convaincue. Il faut que je la rassure : « Oui, j’aime beaucoup ce pays ». Et c’est vrai : je l’aime beaucoup. Mais je le sens, comment dire, sur sa réserve. Quand d’un coup le voile se lève, quand Iasi se décide à montrer ses secrets, c’est magique. 

Le Petit Prince apprivoisait un renard, moi je tente les chiens errants. Quand vous arrivez dans un nouveau quartier, ils ne vous connaissent pas et vous aboient dessus comme si vous étiez le diable en personne. Au bout d’un moment, ils vous tolèrent. Peut-être qu’ils finiront même par me faire la fête.

Mais j’ai perdu le fil, je parlais des fripes. Tant pis, ce sera pour un autre jour.

Une histoire d’écho



Comme il est étrange d’habiter une autre langue que sa langue maternelle. Tout devient à la fois plus facile et plus fragile. Les mots n’ont pas le même poids, je peux dire sans m’émouvoir en roumain ce que j’aurais du mal à avouer en français. Vreau să scriu o carteă pentru copii. Am nevoie de gingăşie. Surtout, je reste au ras des pâquerettes. « Le cahier est sur la table », « Paolo est dans la cuisine ». Je peux donner des informations factuelles mais je ne m’aventure jamais dans la métaphysique. C’est reposant. 

...et épuisant aussi bien sûr de lutter dans un magma sonore qu’on ne comprend qu’à peine. Si les gens ne font pas l’effort de parler avec lenteur, je suis vite perdue.

Ce ai zis ?
N-am inţeles.
(Qu’est-ce que tu as dit ? Je n’ai pas compris.)

Je suis effrayée parfois par la précarité de ce que j’ai créé ici. J’ai peur que les rapports humains ne soient aussi fragiles que mes constructions syntaxiques. Retirez une allumette à la charpente, une carte au château, et tout s’écroule. Si je lance un appel, je n’entendrai probablement que mon propre écho. Je sais que c’est le jeu, Lucette, quand on s’installe six mois à l’étranger. Mais pour moi, un semestre, c’est une petite vie.

Même la France me paraît dangereusement silencieuse. Est-ce qu’elle aussi aurait changé d’adresse ?

dimanche 28 avril 2013

Les mots étrangers



Je viens de finir avec un brin d’amertume Les mots étrangers, de Vassilis Alexakis. J’avais trouvé en Vassilis un bon compagnon d’exil, presque un interlocuteur (un intralocuteur en fait, puisqu’il venait me parler du dedans comme une voix intérieure). Cela faisait longtemps que je n’avais pas ouvert un livre juste pour le plaisir de savourer quelques pages. J’avais la tête trop pleine de considérations matérielles, sans doute – préoccupations financières, difficultés administratives, problèmes liés à la thèse, une accumulation de soucis de tous ordres et de toutes tailles qui a fini par me grignoter l’esprit.

La moindre piqûre d’araignée prend en terre étrangère des proportions insoupçonnées. Alors imaginez une morsure de vipère (rassurez-vous, c’est une métaphore).

Toujours est-il que Vassilis m’a sortie de cette torpeur en m’apprenant le sango, une langue parlée en Centrafrique. Drôle de parcours : Vassilis, qui est né en Grèce et s’est installé en France en 1968, navigue entre le grec et le français depuis des dizaines d’années. Un beau jour, il décide d’apprendre une langue méconnue et isolée, dont la grammaire et le vocabulaire s’éloignent le plus possible de celles qu’il fréquente.

Et il choisit le sango, sans doute en partie parce que la sœur de son grand-père a passé presque toute sa vie à Bangui. Mais on ne se met pas subitement à parler une langue parce qu’une aïeule a un jour peut-être entendu ces mots. « Il est difficile d’expliquer pourquoi on a choisi une langue quand on n’a aucune raison de l’apprendre. »

Il y a des dizaines de passages sur lesquels je me suis arrêtée en pensant « oui, oui, c’est ça ! ». Il faudrait que je rouvre mon carnet de lecture, celui où je note en vrac les idées et les phrases qui me plaisent pour les garder avec moi. La situation du sango par rapport au français (langue officielle de la Centrafrique, langue de l’école, de l’administration, du pouvoir) réveille en moi beaucoup de souvenirs. Il est question d’un programme scolaire bilingue qui intègrerait le sango dans l’éducation des enfants : je suis catapultée à Mayotte, dans les écoles maternelles visitées avec Sarah. Sarah travaillait là-bas sur un projet similaire, qui laisserait une place au chimahorais et au chibouchi (les deux principales langues parlées sur l’île) dans les petites classes.

Je me rends compte combien elle me manque, combien j’aimerais parler avec elle de ce livre. Je ne sais pas combien de milliers d’heures j’ai pu passer avec Sarah à formuler et reformuler des idées, des impressions, jusqu’à sentir qu’on avait trouvé les bons mots, la bonne perspective, la juste distance. On a décidé ensemble un jour d’organiser un repas avec Romain Gary, Nicolas Bouvier, Georges Brassens. Je me permets d’inviter à notre table Vassilis Alexakis (le seul probablement qu’on n’aura pas besoin de ressusciter). Il ne semble pas aussi débonnaire que Georges ou Nicolas mais je suis sûre que si on lui prépare un bon plat de poisson, il se déridera.

vendredi 26 avril 2013

Faire les courses avec Paolo


Tout un poème.

Jeudi, je bataille ferme pour faire rentrer mes affaires dans une valise récalcitrante, puis je quitte mon premier appartement.

Paolo m’aide à déménager – je suis dans un état second, comme abasourdie par tant de gentillesse. Après avoir monté quatre étages avec « toute la culture française » (je cite) sur son dos, il est encore souriant. En fait de culture française, il s’agit surtout d’une accumulation de bricoles : gel douche, lessive, pot de miel, thèse de doctorat.

À la tombée du jour, nous nous mettons en route pour le Palas Mall, le lieu de tous les désirs et de tous les fantasmes consuméristes. Si un jour vous venez à Iasi et que vous vous demandez, intrigué, où sont les habitants, ne cherchez pas plus loin : ils traînent à Mall. Et que font-ils à Mall ? Ils consomment, pardi. Ils achètent des fringues, ils achètent des jeux, ils achètent des chaussures à talons, ils achètent des chaussures sans talons, ils commandent des glaces, des cocktails, des shoots d’existence à 10 lei pièce. Et dans cet incroyable Palais, le clou du spectacle s’appelle Auchan. Vous y entrez gratuitement, et vous y faites de sacrées affaires parce qu’aujourd’hui tout spécialement pour vous 1 acheté = 1 acheté.

Bref, voilà Paolo et Sibylle errant dans un dédale de rayons, en quête d’un improbable morceau de parmesan. Il faudra s’y faire : le parmesan en Roumanie, ça n’existe pas, ça n’existe pas. Heureusement, il nous reste des milliers d’autres produits pour nous consoler. Ici, chaque chose se décline sous trente formes différents : beurre sans beurre, beurre avec 10% de beurre, beurre avec 20% de beurre, beurre 100% pur beurre.

Paolo fait ses achats très consciencieusement : il lit, compare, soupèse, et dubitatif, se demande si ça marchera dans telle ou telle recette (je ne sais pas dans quel monde culinaire il évolue, mais manifestement un univers beaucoup plus élaboré que le mien). Je traduis quand je peux, et je le regarde faire, amusée, épuisée. J’ai dormi quatre heures la nuit précédente et je donnerais tout pour une bonne nuit de sommeil. Pour cela, il faudra attendre un peu : le temps de prendre possession des lieux, de retrouver un état d’esprit relativement serein.

Après deux heures de douloureuses interrogations (quelle marque pour l’huile d’olive ?), notre duo franco-italien passe à la caisse. Quand je me rends compte que par mégarde Paolo a acheté des pâtes au maïs, je suis prise d’un vrai fou rire. Pour lui, c’est un épisode plutôt traumatisant : il me fait promettre de ne jamais plus le laisser faire ce genre d’hérésie. 

À la maison, il se met directement aux fourneaux. Je vais toquer à la porte des voisins pour leur emprunter un tire-bouchon : nous fêtons notre premier repas en colocation avec du vin de la vallée de Prahova (une région proche de Bucarest). Paolo prépare du poisson en papillote. Non vraiment, je crois que ça va le faire.

jeudi 25 avril 2013

Sibylle déménage

Sibylle prend ses cliques, en a sa claque, jeffe son barda, trois petits tours et puis s'en va.

Mon nouveau quartier s'appelle Podul de fier ("Le Pont de fer"), il y a des chiens errants et des travaux, exactement comme partout à Iasi, peut-être, mais c'est mon nouveau quartier.

J'habite désormais au quatrième étage d'un immeuble, dans un appartement de deux chambres et zéro salon (disons plutôt que le salon fait office de chambre). Il est un peu vieux et dans ma chambre je suis à l'étroit, mais c'est mon nouvel appartement (et puis, j'aime sentir les vies qui s'y sont écoulées avant, ici tous les placards, les commodes, les lits à ressorts ont quelque chose à raconter. Les marmites parlent des plats qu'elles ont mijoté, les fauteuils ont vu plus d'une paire de fesses et pourraient certainement en dire long sur les bouleversements des dernières décennies).

Je partage ce lieu avec Paolo, qui cache sous sa barbe beaucoup de douceur et beaucoup de qualités (Dieu que c'est rassurant, une barbe). Il est Sarde, a une trentaine d'années, et passe trois mois à Iasi dans le cadre de son travail. Je ne désespère pas un jour de comprendre exactement ce qu'il fait et quel est le but de cette coopération internationale, mais chaque chose en son temps. 

Vu la lumière qui s'allume dans ses yeux lorsqu'il parle de cuisine, j'ose croire qu'il se débrouille pas trop mal aux fourneaux. Ca tombe bien, j'ai très envie de partager des repas et des recettes. Ce sera une autre forme de coopération internationale.

Je parle au présent, mais en vérité je n'ai pas encore physiquement intégré les lieux : il faut que je trouve le temps et l'énergie pour traverser la ville avec toutes mes affaires. Les clés sont dans ma poche, à moi le paradis (enfin, soyons modeste, ce n'est pas encore le septième ciel, mais quatrième étage sans ascenseur, c'est un bon début).

Le Caribou a dit un jour que lorsqu'on n'entendait plus Sibylle, il fallait s'inquiéter - vous savez, comme les enfants qui colorient en silence les murs de la cuisine au feutre indélébile alors que vous les croyez endormis. Voilà, je me suis tue pendant trois jours, et je reviens après avoir tout chamboulé. Entre nous, je ne crois pas vraiment que ce soit une bêtise. Dans cette histoire en tout cas, je dois une fière chandelle à mon amie Voica.

Bref, à tous ceux qui ont noté quelque part mes coordonnées roumaines : n'habite plus à cette adresse.


(Et si vous voulez savoir pourquoi je change de lieu : loger au rez-de-chaussée, ça ne faisait pas assez travailler les fessiers.)

lundi 22 avril 2013

Baba Dochia écoute de l'électro sur un pneu

Samedi, 18h30 : je retrouve Paolo sur la Piata Unirii. Nous allons boire une bière et manger un borş dans un lieu qui commence à m'être familier : Atelierul de Bere. J'en profite - c'est le comble - pour donner un petit cours de roumain à Paolo : le kit de survie à Iasi, en quelque sorte.
(Je ne vous ai encore rien dit de Paolo, mais cela ne saurait tarder. Il risque fort d'occuper une place importante dans les prochains chapitres - à force d'écrire ce blog, je finis par considérer ma vie comme un roman...)

Daniel me propose par texto de le rejoindre pour un concert de musique électro au centre-ville. Cette fois, je n'ai pas le droit de refuser (je décline toujours ses invitations, parce qu'elles me surprennent en train de tirer ma flemme devant un film ou déjà prête à aller me coucher. Daniel est colombien et nous n'avons pas exactement les mêmes rythmes de vie.)

Il me dit : on va voir Baba Dochia. Baba Dochia ? Jamais entendu parler, évidemment. C'est un groupe électro de Cluj qui joue ce soir dans un hangar aménagé.

Mais Baba Dochia (prononcez "Dokia"), je l'apprendrai plus tard, est aussi le nom d'un personnage légendaire.

Dans la mythologie roumaine, Baba Dochia ("Grand-mère Dochia") est une vieille femme mal lunée dont l'humeur change comme le temps entre deux saisons (elle symbolise le passage de l'hiver au printemps). Une drôle de bonne femme qui a inspiré plus d'une histoire.

Bref, à 23 heures, me voilà assise sur un pneu, immergée dans un univers sonore inconnu et dans un décor complètement loufoque. Le courant passe bien entre les amis de Daniel et Paolo : en cinq minutes, tout le monde se met à parler italien (Şerban et Mattei ont habité plusieurs mois à Rome et Paolo vient de Sardaigne). Je suis en compagnie exclusivement masculine ce soir, et je me laisse porter par la langue italienne. Pas capable d'aligner deux mots, c'est vrai (l'italien est trop proche du roumain, je n'arrive pas à passer de l'un à l'autre). Mais enfin, je comprends ce qui se dit. Il faut avouer que j'ai fait une cure intensive de langue italienne ce matin dans ma chambre avec Fabrizio De André.



Io dedico questa canzone
Ad ogni donna pensata come amore
In un attimo di libertà
A quella conosciuta appena
Non c'era tempo e valeva la pena
Di perderci un secolo in più.
(De André, « Le Passanti », Canzone, 1974)
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connait à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais
Brassens, « Les Passantes », Fernande, 1972)