Je viens de finir avec un brin d’amertume Les mots étrangers, de Vassilis Alexakis. J’avais trouvé en Vassilis
un bon compagnon d’exil, presque un interlocuteur (un intralocuteur en fait,
puisqu’il venait me parler du dedans comme une voix intérieure). Cela faisait
longtemps que je n’avais pas ouvert un livre juste pour le plaisir de savourer
quelques pages. J’avais la tête trop pleine de considérations matérielles, sans
doute – préoccupations financières, difficultés administratives, problèmes liés
à la thèse, une accumulation de soucis de tous ordres et de toutes tailles qui
a fini par me grignoter l’esprit.
La moindre piqûre d’araignée prend en terre étrangère des proportions
insoupçonnées. Alors imaginez une morsure de vipère (rassurez-vous, c’est une
métaphore).
Toujours est-il que Vassilis m’a sortie de cette torpeur en m’apprenant
le sango, une langue parlée en Centrafrique. Drôle de parcours : Vassilis,
qui est né en Grèce et s’est installé en France en 1968, navigue entre le grec
et le français depuis des dizaines d’années. Un beau jour, il décide d’apprendre
une langue méconnue et isolée, dont la grammaire et le vocabulaire s’éloignent
le plus possible de celles qu’il fréquente.
Et il choisit le sango, sans doute en partie parce que la sœur de son
grand-père a passé presque toute sa vie à Bangui. Mais on ne se met pas
subitement à parler une langue parce qu’une aïeule a un jour peut-être entendu ces
mots. « Il est difficile d’expliquer pourquoi on a choisi une langue quand
on n’a aucune raison de l’apprendre. »
Il y a des dizaines de passages sur lesquels je me suis arrêtée en
pensant « oui, oui, c’est ça ! ». Il faudrait que je rouvre mon
carnet de lecture, celui où je note en vrac les idées et les phrases qui me
plaisent pour les garder avec moi. La situation du sango par rapport au
français (langue officielle de la Centrafrique, langue de l’école, de l’administration,
du pouvoir) réveille en moi beaucoup de souvenirs. Il est question d’un
programme scolaire bilingue qui intègrerait le sango dans l’éducation des
enfants : je suis catapultée à Mayotte, dans les écoles maternelles visitées
avec Sarah. Sarah travaillait là-bas sur un projet similaire, qui laisserait
une place au chimahorais et au chibouchi (les deux principales langues parlées
sur l’île) dans les petites classes.
Je me rends compte combien elle me manque, combien j’aimerais parler avec
elle de ce livre. Je ne sais pas combien de milliers d’heures j’ai pu passer
avec Sarah à formuler et reformuler des idées, des impressions, jusqu’à sentir
qu’on avait trouvé les bons mots, la bonne perspective, la juste distance. On a
décidé ensemble un jour d’organiser un repas avec Romain Gary, Nicolas Bouvier,
Georges Brassens. Je me permets d’inviter à notre table Vassilis Alexakis (le
seul probablement qu’on n’aura pas besoin de ressusciter). Il ne semble pas
aussi débonnaire que Georges ou Nicolas mais je suis sûre que si on lui prépare
un bon plat de poisson, il se déridera.
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