dimanche 28 avril 2013

Les mots étrangers



Je viens de finir avec un brin d’amertume Les mots étrangers, de Vassilis Alexakis. J’avais trouvé en Vassilis un bon compagnon d’exil, presque un interlocuteur (un intralocuteur en fait, puisqu’il venait me parler du dedans comme une voix intérieure). Cela faisait longtemps que je n’avais pas ouvert un livre juste pour le plaisir de savourer quelques pages. J’avais la tête trop pleine de considérations matérielles, sans doute – préoccupations financières, difficultés administratives, problèmes liés à la thèse, une accumulation de soucis de tous ordres et de toutes tailles qui a fini par me grignoter l’esprit.

La moindre piqûre d’araignée prend en terre étrangère des proportions insoupçonnées. Alors imaginez une morsure de vipère (rassurez-vous, c’est une métaphore).

Toujours est-il que Vassilis m’a sortie de cette torpeur en m’apprenant le sango, une langue parlée en Centrafrique. Drôle de parcours : Vassilis, qui est né en Grèce et s’est installé en France en 1968, navigue entre le grec et le français depuis des dizaines d’années. Un beau jour, il décide d’apprendre une langue méconnue et isolée, dont la grammaire et le vocabulaire s’éloignent le plus possible de celles qu’il fréquente.

Et il choisit le sango, sans doute en partie parce que la sœur de son grand-père a passé presque toute sa vie à Bangui. Mais on ne se met pas subitement à parler une langue parce qu’une aïeule a un jour peut-être entendu ces mots. « Il est difficile d’expliquer pourquoi on a choisi une langue quand on n’a aucune raison de l’apprendre. »

Il y a des dizaines de passages sur lesquels je me suis arrêtée en pensant « oui, oui, c’est ça ! ». Il faudrait que je rouvre mon carnet de lecture, celui où je note en vrac les idées et les phrases qui me plaisent pour les garder avec moi. La situation du sango par rapport au français (langue officielle de la Centrafrique, langue de l’école, de l’administration, du pouvoir) réveille en moi beaucoup de souvenirs. Il est question d’un programme scolaire bilingue qui intègrerait le sango dans l’éducation des enfants : je suis catapultée à Mayotte, dans les écoles maternelles visitées avec Sarah. Sarah travaillait là-bas sur un projet similaire, qui laisserait une place au chimahorais et au chibouchi (les deux principales langues parlées sur l’île) dans les petites classes.

Je me rends compte combien elle me manque, combien j’aimerais parler avec elle de ce livre. Je ne sais pas combien de milliers d’heures j’ai pu passer avec Sarah à formuler et reformuler des idées, des impressions, jusqu’à sentir qu’on avait trouvé les bons mots, la bonne perspective, la juste distance. On a décidé ensemble un jour d’organiser un repas avec Romain Gary, Nicolas Bouvier, Georges Brassens. Je me permets d’inviter à notre table Vassilis Alexakis (le seul probablement qu’on n’aura pas besoin de ressusciter). Il ne semble pas aussi débonnaire que Georges ou Nicolas mais je suis sûre que si on lui prépare un bon plat de poisson, il se déridera.

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