Vendredi 3 mai, 10h30 : je prends le bus pour Bucarest. Au
programme, 8h de petites routes dans un autocar bondé. Le moins qu’on puisse
dire, c’est qu’il fait chaud. Mais ma voisine est très sympathique (pas très
bavarde, mais ça me convient). Elle m’offre quelques biscuits et glisse des
coups d’œil amusés sur mon carnet de vocabulaire roumain (une petite révision
des bases ne fait jamais de mal). J’ai avec moi Féerie générale, d’Emmanuelle Pireyre, que j’ai emprunté à l’Institut
français de Iasi. J’ai eu l’occasion d’assister à une lecture publique de l’auteur
à Lyon il n’y a pas longtemps et j’étais très, très curieuse de feuilleter son
dernier livre. Le problème est que j’ai commencé à lire Féerie jeudi soir, et que j’ai dévoré les deux tiers de l’ouvrage
dans la nuit, pendant une de ces crises de boulimie littéraire qui m’emportent
parfois. Au-delà de l’enthousiasme strictement conjoncturel, je suis saisie par
les échos que Pireyre donne du monde contemporain. Parce que sur fond d’immense
chaos globalisé, les questions qui se posent aujourd’hui (Comment faire le lit de l’homme non schizoïde et non aliéné ?
Comment habiter le paramilitaire ? Friedrich Nietzsche est-il halal ?)
dessinent de drôles de trames dans lesquelles les histoires individuelles
viennent prendre corps. « Un jour en Europe, il y avait une petite fille
qui détestait la finance. » C’est Roxane, elle se fout des agissements de
Goldman Sachs, peint des chevaux et si vous regardez attentivement, vous verrez
qu’elle flotte sur la prairie comme un bloc séparé. Il y a aussi dans Féérie générale Claude Lévi-Strauss,
James Brown, un mouton en manteau blanc, des traders français, des toons,
Belle_de_nuit, Léon Tolstoï et une collection de baisers. Je ris beaucoup,
parce que cette féérie-là sait reconnaître le vrai prince charmant (« Il y
avait une jeune femme qui avait de la chance car son mari était justement LE
NOUVEAU MARI, le mari de l’avenir. En plus, c’était génial car cet homme s’intéressait
à tout ce qui était vaisselle »).
Éric Chevillard a publié une très belle critique sur Le Monde en novembre dernier (je suis toujours séduite par ce qu'il écrit, d'ailleurs. Son blog est ici.)
Bref, en quelques heures, ma relation avec Emmanuelle se termine et je retourne à mon vocabulaire roumain, en me promettant de dénicher au plus vite ses premiers romans.
À 18h, je prends une navette qui me conduit à l’aéroport Henri Coanda où
m’attend le Caribou (il a atterri un peu plus tôt après une escale à Vienne).
Je retrouve mes marques : je suis déjà venue quelques jours dans la
capitale en novembre dernier, pour participer à un colloque francophone. Le bus
783 nous amène au centre-ville, pile devant notre hôtel. J’ai demandé conseil à
Mihaela, l’organisatrice du colloque de 2012, pour la réservation d’une
chambre. À Bucarest, les prix deviennent vite exorbitants. Nous payons pour
deux 55 euros, et nous sommes en plein cœur de la ville. En apparence, tout est
plutôt luxueux, mais en apparence seulement : si vous ouvrez un tiroir, la
poignée vous reste dans les mains, si vous prenez un bain, vous inondez la
salle d’eau. Je préviens le Caribou qu’il faudra s’y faire, parce que ça arrive
souvent en Roumanie, où les bâtiments sont construits et aménagés à la
va-comme-je-te-pousse. Parfois, cela confine à de la poésie : une route qui
débouche sur nulle part, un placard construit à l’envers, un garage sans entrée.
Nous passons notre première soirée à déambuler dans le vieux quartier de
Bucarest, avec une halte au Caru Cu Bere, un superbe restaurant tout en
boiseries. L’endroit est chargé d’histoire (il date du XIXe siècle et a vu
passer beaucoup de personnalités). Typiquement le genre de lieux qui me ferait
fuir en temps normal : très touristique, peu chaleureux, d’après ce que j’ai
pu lire. Mais là je dois avouer que je suis sous le charme : il n’y a pas
grand monde, les serveurs sont vraiment sympathiques et l’atmosphère est bon
enfant. J’imagine que c’est tout autre chose quand l’immense pièce est bondée
et que tout le monde s’affaire et se presse autour de vous. C’est le premier
plat roumain du Caribou, et ce n’est pas extraordinaire, mais avec une bière et
un cadre aussi beau, nous sommes comblés.
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