Au petit matin, nous quittons
la pension Vasiliu dans une barque (ici, pas de voiture, tout se fait en bateau
ou en barque). Aidés par Dragoş, Ute et Michel, je révise mes bases :
cormoran, pélican, coucou, je m’en donne à cœur joie avec les noms d’oiseaux.
J’ai l’étrange
sensation que le monde vient de s’élargir. Il est riche à présent de réalités
qui n’existaient pas pour moi quelques jours plus tôt : crabiers chevelus,
aigrettes, guifettes et ibis, rolliers d’Europe, héron pourpré.
Je me rappelle très
bien avoir eu une révélation en terminale, quand le prof de philosophie nous a
expliqué que le langage découpait le monde, et que par là il lui donnait forme.
« Mettez-vous devant un arbre : vous voyez des racines, un tronc, des
branches, des feuilles, parce que vous avez appris ces catégories, parce que
vous avez les étiquettes. Supposez maintenant que vous n’ayez jamais entendu
parler de tout cela : l’arbre n’est pour vous qu’une masse indistincte,
indivisible, ses feuilles n’existent pas. »
Ca m’a semblé absolument génial, sur le moment. Pourtant, j’avais beau être
séduite par l’idée, elle restait à mes yeux contre-intuitive. Je n’arrivais pas
à me figurer cela, mon esprit butait toujours sur cet étrange pouvoir accordé
aux mots. Mais enfin, ces feuilles, même si je ne sais pas les nommer, elles
sont tout de même bien là, non ?
Et 8 ans après, je mets
en pratique la leçon. Il y a trois jours, en arrivant dans le delta, je pouvais
lever le nez et penser « oiseau + oiseau + oiseau ». À part les
mouettes, les hirondelles et les pigeons, tout s’engouffrait pêle-mêle dans la
catégorie volatile. Voilà que des
dizaines d’espèces viennent d’apparaître. Et
fiat pelecanus.
Nous arrivons vers midi
à Letea, un village lipovène bordé par une étrange forêt. Mais ça c'est une autre histoire...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire