mercredi 20 février 2013

Mardi 19 février : dans les coulisses de l’opéra national

Après une ‘journée bibliothèque’ avec Dana, je rejoins Eiko à l’opéra national de Iasi. Nous avons discuté dimanche soir au Teatru Fix et il semble que nous ayons la même curiosité pour le théâtre et l’opéra. Ce que je ne sais pas encore, c’est que les danseuses de la troupe sont des amies de Eiko et se proposent de nous faire rentrer en catimini. Une place coûte 40 lei, soit environ 10 euros (le salaire moyen tourne autour de 200 euros net par mois). Pour la Roumanie, c’est cher. Eiko est contente d’assister à la représentation sans payer. Moi je me réjouis surtout de rentrer dans les coulisses, d’assister aux derniers préparatifs. Atmosphère effervescente : des rires, des cris, des ordres donnés dans tous les sens, beaucoup d’excitation. Je me fais toute, toute petite. Les danseuses sont une dizaine, toutes japonaises, et bien évidemment je ne comprends pas un traître mot de la conversation. Eiko me traduit les informations essentielles tant bien que mal : ce n’est pas facile pour elle de passer du japonais au roumain. Quand je pense au fossé qui sépare ces deux langues, je me dis que le passage du français au roumain, à côté, c’est pure bagatelle.

18h30 : des coups résonnent, qui invitent le public à s’installer. Guidés par des hommes en costume, nous pénétrons dans un espace sombre, encadré par deux grands rideaux noirs. Je comprends que nous sommes...sur la scène. Toute la première partie de la pièce se jouera ici, au milieu des spectateurs. C’est éprouvant : il fait très, très chaud, les chanteurs évoluent dans la foule et rompent sans cesse l’équilibre précaire des corps agglomérés. Poussée de ci et de là, je tente de rester bien droite pour ne pas perdre une miette de ce qui se passe, parce que le jeu en vaut la chandelle.

Mais au fait, de quoi s’agit-il ? Je le découvre sur le moment : c’est un opéra inspiré d’une tragédie d’Euripide, Les Troyennes, composé par Elisabeth Swados et mis en scène par Andrei Serban. Les instruments sont peu nombreux : percussions, trombone, flûte traversière. Ce sont les chœurs féminin et masculin qui vont donner le rythme durant toute la pièce. Le texte est en grec ancien et résiste donc à la compréhension, mais on peut reconnaître quelques noms propres : Cassandre, Andromaque et son fils Astyanax, Hélène. Je vis quelque chose de l’ordre du cauchemar ou du rêve, je ne sais pas exactement. L’éclairage à la torche renforce l’impression d’avoir intégré un autre univers, régi par de nouvelles lois. Les chants des chœurs créent un état second, un enchantement. J’imagine qu’Andrei Serban a cherché à retrouver une sorte de force primitive qui battrait en chacun de nous – et sans aucun doute il a réussi.

C’est une expérience physiquement intense, belle et douloureuse : à deux mètres de moi, Hélène est brutalisée par les Troyennes qui arrachent sa longue chevelure, la dévêtissent et la livrent à un homme-ours avide de chair. On m’avait prévenue que la mise en scène était violente, crue, mais j’imaginais quelque chose de très différent (je pensais à Sarah Kane, à des expériences théâtrales antérieures). Ce que je vois et vis ce soir ne ressemble à rien de connu pour moi. Impossible de mesurer l’écoulement du temps. Au bout d’un moment, un des rideaux se lève et les chœurs nous poussent vers les sièges. Nous assistons à la deuxième partie des Troyennes assis, dans la posture traditionnelle du spectateur, mais à présent ce sont les chanteurs qui transgressent la partition des espaces et s’installent près de nous. Les danseuses japonaises apparaissent sur la scène à ce moment, accompagnées par un personnage malveillant que je ne parviens pas à identifier. Suivent alors de très beaux passages dansés.

Après beaucoup de morts, de plaintes et de souffrances, l’histoire prend fin. Le public est plus qu’enthousiaste : il est fasciné et conquis. J’aurais bien applaudi deux fois plus si ma main brûlée ne me faisait pas aussi mal. A la sortie, nous repassons par les coulisses où j’assiste à la deuxième mort des personnages : les chanteurs quittent leur costume, se démaquillent, plaisantent, râlent, et l’univers du quotidien reprend ses droits.

Eiko et moi allons au Teatru Fix pour prolonger un peu la magie de la soirée. Les danseuses sont trop épuisées pour nous suivre, j’espère que j’aurai l’occasion de les revoir bientôt. J’ai encore la tête pleine de syllabes grecques et de rythmes obsédants.

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